Le fait que les colonies peuvent être gouvernées dans l’absence absolue de loi
vient du déni raciste de tout point commun entre le conquérant et l’indigène.
Achille Mbembe, Nécropolitique
Comme toute guerre, celle de Gaza finira. Ce jour-là, nous ouvrirons grand nos yeux et nos oreilles et nous contemplerons de plus près le désastre.
Que découvrirons-nous ?
Le nombre des morts comme celui des blessés variera bien sûr, les destructions seront plus documentées, les bilans mieux chiffrés, mais à de telles hauteurs les comptes de résultat ne clarifient rien. Les chroniqueurs composeront d’homériques récits de combats, les feuilletonistes, ceux, fantastiques, des tunnels, les images chocs des uns suivront les inépuisables gloses des autres, mais nous ne découvrirons rien que nous ne sachions déjà.
Car nous en savons beaucoup et depuis longtemps.
Nous savons que les conséquences sanitaires, psychologiques, sociales et politiques de cette boucherie prendront des générations pour être réparées. Et nous savons que cette séquence n’est qu’un épisode supplémentaire d’une longue entreprise coloniale en phase d’achèvement, à laquelle ne manque plus que l’annonce officielle de l’annexion du territoire « de la mer au Jourdain ». Le jour d’après, nous ne découvrirons donc ni l’Amérique, ni la pénicililine, mais nous aurons la confirmation d’un très vieux savoir.
D’où, probablement, cet écœurant sentiment d’impuissance devant la barbarie des racistes, suprémacistes et autres criminels œuvrant à une solution finale. D’où cette irrépressible envie de vomir devant le négationisme continu qui aura accompagné, soutenu, légitimé, le nettoyage ethnique de la Palestine. Négation permanente de l’existence des Palestiniens qui n’avaient rien demandé, qu’on aura expropriés, déportés, enfermés, torturés, massacrés au nom d’un génocide dans lequel ils n’avaient pas trempé.
Tout cela en notre nom et sous nos yeux.
Comment donc ne pas avoir envie de vomir en voyant les principaux dirigeants de la planète, les anciens comme les actuels – les Biden, Macron, Sholz, Poutine, et autres nababs couverts de pétrodollars – contribuer activement, concrètement, militairement, moralement, et en notre nom, à l’effectuation de cette ignominie ?
Comment ne pas avoir envie de vomir en voyant cette clique de politiciens français (Le Maire, Philippe, Braun-Pivet, Larcher, Ciotti, Le Pen, Bardella, Darmanin et combien d’autres faussaires) dénoncer, avec la gourmandise des bourgeois repus, le prétendu antisémltisme de la gauche pour mieux cacher le couteau des bouchers ?
Et que dire des intellectuels et artistes divers qui se seront tus ou auront fièrement emboîté le pas des politiciens dans leurs sordides manipulations ?
Dans quelques années, les historiens exhumeront d’accablants documents, une commission d’enquête fera la lumière sur les responsabilités des décideurs et condamnera tous les collaborateurs pour complicité de génocide – qui seront vieux ou morts et n’auront plus rien à craindre -, les gouvernants du moment prendront des mines contrites et présenteront, toujours en notre nom, de rapides excuses, pendant que des artistes s’empareront de ce qu’ils appelleront une tragédie et feront pleurer les spectateurs en exhibant les pathétiques souffrances du peuple palestinien. Et tout le monde s’indignera que nous ayons pu assister au spectacle de notre propre déchéance.
Rien de neuf donc.
En attendant qu’arrive ce jour de gloire, nos experts parlent du jour d’après, de son impérieuse nécessité et de son inexplicable absence. Ils disent, ces connaisseurs, que programmer l’après justifierait le présent, et ferait entrer le massacre dans une perspective, une logique, une forme de rationalité. Que faute d’annoncer le futur, notre présent exterminateur perd sa raison d’être et n’est qu’une simple réaction de colère. Colère certes compréhensible après les exactions des théocrasseux du Hamas – n’est-il pas légitime qu’un État se défende et que nous lui apportions notre inconditionnel soutien ? – réaction légitime donc, mais disproportionnée, car, voyez-vous, tout est question de proportions dans l’art du génocide.
Tout se passe donc comme si le jour d’après n’avait pas commencé depuis des décennies, comme si les assassins n’avaient pas distribué le programme du spectacle, comme si les Netanyahu, Smotrich, Ben Gvir, Shaked, Galant et autres scélérats n’avaient pas toujours été clairs, comme s’ils nous cachaient quelque chose. Rendons-leur cette justice, ils jouent carte sur table, si l’on ose dire : ils disent ce qu’ils désirent et le mettent en pratique sous nos yeux.
Nos futés commentateurs seraient-ils donc sourds ou aveugles ? Point du tout. Ils font comme Maurice Rossel, le 23 juin 1944, à Theresienstadt, ils refusent de reconnaître une réalité qui leur crève pourtant les yeux. Façon subtile, hypocrite, répugnante, de dissimuler le couteau des bouchers.
Et nous ? Nous attendons le jour d’après. Nous l’attendons évidemment pour que s’arrête cette barbarie et que les survivants survivent, mais sans doute aussi parce que, tels Vladimir et Estragon, nous demeurons habités par une vague espérance. Pas bien grande, cette espérance, dérisoire, à hauteur, non pas d’humain – ça manquerait de réalisme – à hauteur d’asticot. C’est à peu près tout ce qu’il nous reste à partager avec les Gazaouis, des restes putréfiés de sacs de farine et d’eaux croupies, des rognures d’ongles sales. Nous barbotons comme des vers de terre, dans notre aveuglement de développés, de riches, de salauds.
Car cette noirceur n’est, après tout, qu’une innommable répétition, d’un ghetto à un autre, dont il avait été dit et répété qu’elle ne devait plus se répéter et que, nom de dieu de nom de dieu, elle ne se répéterait pas. Et confrontés à cette répétition, nous constatons que les humanoïdes d’aujourd’hui ne font pas autrement que leurs prédécesseurs. Mieux, ils le font maintenant au nom de leurs ancêtres. Nos génocidaires sont aussi les assassins de leur propre mémoire.
La victoire totale est notre but, rabâche Netanyahu. Son but est atteint et sa victoire totale.
Hervé Loichemol
Juillet 2024