« La terre à Be’eri et à Gaza tremble de la même manière »

Témoignage d’une survivante du 7 octobre
paru dans lundimatin#399 (16-octobre-419), le 16 octobre 2023

Le kibboutz de Be’eri, à 4,5 km de Gaza, a été touché par l’une des incursions les plus brutales du Hamas (maisons détruites, corps abattus, familles décimées, bon nombre d’otages capturés).
Tristement le genre d’habitants qui composent ces kibboutz, bien qu’ils entretiennent un rapport parfois paradoxal à l’État colonial, sont traditionnellement militants en faveur de la paix et de la justice, et la fin de l’apartheid. Nous avons traduit ici le témoignage d’une jeune survivante du massacre. Elle tient un discours qui paraît juste et sensé, plein d’humanité, au moment où ce qu’elle a directement vécu aurait pu la conduire à désirer une vengeance aveugle. Elle appelle à la fin des bombardements sur Gaza.

« J’ai 19 ans.
Je viens du kibboutz Be’eri.
Le pire – à part entendre les noms des morts, des disparus et des otages – ce n’est pas de se coucher dans un abri sombre. Ce n’est pas d’entendre des coups de feu. Ce n’est pas de recevoir, en temps réel, les notifications de mes camarades du kibboutz, des gens que je connais depuis toujours, demander de l’aide sans que personne ne vienne.
Le pire pour moi – à part les morts, les kidnappés et les otages – a été le moment où je suis sortie, lorsque nous avons été évacués, et qu’il faisait nuit. J’étais pieds nus. J’ai marché sur du verre. Et j’ai vu – sur les visages des gens de mon quartier – partout – la peur. Une peur terrible. Ces visages que je connaissais depuis toujours – je ne les avais jamais vus comme ça. Couverts de larmes. Des gens avec qui j’ai grandi : terrorisés.

La peur circule, là, parmi nous. Je viens d’arriver à la mer Morte. Je vois la peur se promener sur les visages de mes camarades du kibboutz. Ils essaient de continuer à se lever le matin. De tenir le coup. De sourire de temps en temps. Chacun comme il peut.

Me relever tous les matins… Il n’y a pas eu beaucoup de matins depuis… Mais me lever… chaque matin… …c’est difficile, très. Ce qui nous est arrivé est, oui, terrifiant. Mais il faut que je dise quelque chose de très important. Ce qui nous est arrivé n’est pas nouveau ; c’est juste pire. On nous a négligé pendant des années, des années. Ne dîtes pas « dôme de fer » – c’est du sparadrap. Ne dites pas « soldats de fer » – c’est du sparadrap. Une personne est en train de mourir et vous lui apportez du sparadrap. Honte à vous. Honte à vous. Ça fait des années, des années que nous en parlons. Vous nous négligez : voilà où nous en sommes. Ce n’est pas nouveau, c’est juste pire. Et ce n’est pas la seule chose dans cette guerre qui n’est pas nouvelle et juste pire.

J’essaie de trouver les mots, parce que, honnêtement, c’est difficile de les trouver avec toute cette colère et ce chagrin qui me traversent en ce moment. Comment suis-je censée me lever le matin ?
Citoyens d’Israël, hommes politiques, personnes à l’étranger – qui que vous soyez je m’en fous – écoutez moi bien. Comment suis-je censée me lever le matin quand je sais qu’à 4,5 kilomètres de Be’eri, de chez moi, dans la bande de Gaza, il y a des gens pour qui ce n’est pas fini ? Pour moi, c’était fini après 12 heures, parce que j’avais un endroit où me réfugier. Je suis à la Mer Morte dans un hôtel.

Ceux qui parlent de vengeance, honte à vous. Oui, c’est vrai, la douleur est immense. Moi, après tout ce que j’ai vécu… à chaque fois que j’entends le mot « vengeance », je m’effondre. Que des gens s’apprêtent à vivre ce que j’ai vécu sans que personne ne vienne les sauver, c’est…
On ne peut pas continuer comme ça, on ne peut pas…

Et non : d’autres sparadraps ne résoudront pas le problème. Les gens nous demandent sans cesse :
« allez-vous retourner au kibboutz ? », « Croyez-vous pouvoir retourner y vivre sans plus de soldats, plus de protection ? » Ne me parlez pas de soldats. Ne me parlez pas de protection. Parlez-moi de solutions politiques. Depuis des années, nous demandons une solution politique.
J’ai 19 ans.
Ces derniers jours, j’ai des amis qui sont tombés au combat, des soldats.

Depuis la maternelle, ils savaient ce qu’ils voulaient être dans l’armée. Et c’est comme ça qu’on veut que j’élève mes enfants ? LA HONTE ! Honte, honte ! Élever ses enfants, puis, lorsqu’ils ont cinq ans, leur demander : « Mon chéri, que veux-tu faire dans l’armée ? » Que faudra-t-il encore nous prendre ? Que faudra-t-il encore supporter ?
Nous, les survivants, nous sommes la preuve vivante… Croyez-moi quand je dis à ceux qui m’écoutent que… Ça aurait pu être pire. Ça aurait pu… Pour moi, la chose la plus importante à dire… Et c’est ainsi depuis des années… Lorsque nous sommes attaqués par des tirs de roquettes, en fin de compte, cela nous passe au-dessus de la tête. Pas les roquettes. Elles, elles ne nous passent pas au-dessus de la tête. Elles nous frappent plutôt bien. Mais la décision d’attaquer avec des roquettes nous passe au-dessus de la tête. Bibi, Hamas – j’en ai rien à faire. Ce que je sais, c’est que Be’eri souffre, Nahal Oz souffre, Kfar Azza, Sderot et Gaza souffrent. Et – croyez-moi – pour chaque roquette tirée à 4,5 km, la terre à Be’eri et à Gaza tremble de la même manière. Exactement de la même manière. On ne peut pas continuer comme ça,
on ne peut pas.

Il y a maintenant beaucoup de colère contre Bibi. Je la ressens aussi. Je la ressens très fortement lorsque j’arrive à ressentir quelque chose – car ça a été un peu difficile ces derniers temps. Je la ressens, parce que je me dis : Combien de gens doivent mourir à cause de lui ? Hein ? Combien de personnes doivent mourir pour son ego, pour ses objectifs ?… Je ne sais pas si j’ai déjà dit ça mais… les roquettes, surtout lors de la récente attaque… Vous savez – avant que les terroristes n’arrivent, j’ai entendu plus de roquettes qu’en 19 ans d’existence. D’un seul coup, boum ! boum ! boum ! boum ! boum ! boum ! boum ! boum ! Encore et encore.
On a su immédiatement que c’était la guerre. Avant que les terroristes ne viennent, avant tout ça. Nous sommes toujours les premiers à savoir, les premiers à entendre. Et je peux vous dire que pour moi : les roquettes qui nous frappent ressemblent aux roquettes lancées par mon gouvernement. Parce que c’est le gouvernement qui m’a négligé – toute ma vie. Toute ma vie. Et maintenant le pire est arrivé. Et si ce n’est pas le pire – alors Dieu seul sait ce qui nous attend.

Ce qu’on dit à propos de Bibi, « Bibi ceci, Bibi cela », est vrai. Je le blâme à 100 %, pour absolument tout. Voilà la vérité : il a choisi de nous faire vivre dans ces conditions. Il a choisi de nous donner un dôme de fer au lieu d’une solution politique. Et il a fait beaucoup d’autres choix… Il a notre sang sur les mains. Mais il n’est pas le seul responsable. Il est à la racine d’un problème très profond. Mais il n’y a pas que lui. Si mes paroles vous atteignent, plongez votre regard en vous-même, regardez profondément en vous, et demandez-vous quelles sont vos valeurs. Réfléchissez à tout ce que vous voyez. Et demandezvous si les valeurs que vous portez sont pertinentes par rapport à ce que vous voyez. Posez-vous bien la question. Demandez-vous pour qui vous votez.
Demandez-vous ce que vous exigez d’eux. Je sais ce que j’exige. J’exige une paix juste. Je demande que les communautés bédouines du Néguev reçoivent la même aide que le kibboutz Be’eri. Mais en fait, nous même n’avons pas reçu beaucoup d’aide. Des civils ! Oui ! Des civils sont venus nous prêter main forte. Mais l’État, lui, est introuvable.

Je suis très reconnaissante d’être accueillie dans un hôtel au bord de la mer Morte. Mais tout le monde ici présent l’abandonnerait en un clin d’œil si cela pouvait faire revenir les otages. Soit dit en passant, le gouvernement n’a reconnu leur existence que deux fois. Il fait comme s’ils n’existaient pas. Ils bombardent en sachant que les bombardements leur coûteront la vie à eux aussi. Ramener les otages, la paix, l’équité et la justice…
Si vous n’avez pas d’oreilles pour entendre ce que je viens de dire, il n’y a plus d’espoir. Arrêtez-vous, recueillez mes paroles et écoutez ; même si elles peuvent être difficiles à entendre. C’est difficile pour moi de parler, vous comprenez ? C’est vraiment difficile. Il se peut que pour certains d’entre vous, ces mots soient difficiles à entendre. Avec ce que j’ai vécu à Be’eri, vous me le devez. Vous me devez cela et il ne doit pas s’agir d’un sentiment de culpabilité ; nous traversons une période difficile. Faites des pauses, prenez soin de vous,
occupez-vous de vous et de vos familles, mais vous me devez ceci : demandez-vous pour qui vous votez, ce que vous exigez d’eux, et ne faites pas de compromis.
Si vous laissez mourir l’espoir, vous laissez mourir à nouveau les habitants de Gaza.
Je n’ai rien d’autre à dire.

Palestine

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