Empathie

Tours et détours de l’empathie

Ainsi parle le Seigneur, l’Eternel : Regardez j’étends mon bras contre les Philistins, je les extermine. Et je détruis tout ce qui reste au bord de la mer. J’exercerai contre eux une terrible vengeance, des punitions atroces. Et ils sauront que je suis l’Eternel, quand je me vengerai d’eux. (Ezechiel 25)   

Se souvient-on qu’au lendemain du 7 octobre toute forme de contextualisation a été condamnée comme soutien au terrorisme et manifestation d’antisémitisme ? La colonisation de la Cisjordanie, engagée depuis plusieurs décennies, et le blocus de Gaza, effectif depuis 16 ans, devenaient ainsi des prétextes qui cachaient mal l’antisémitisme des contextualisateurs.
Les membres du Hamas (quoi qu’on pense de leur idéologie et de leurs actes) n’étaient pas des palestiniens en lutte contre un ennemi, mais des terroristes dont le seul but était de tuer des juifs. Et tant pis si, parmi les victimes, se trouvaient des non-juifs.
En France, l’absence de ce qualificatif est immédiatement devenue un marqueur d’appartenance à la Nation, et l’empathie pour les victimes du 7 octobre un marqueur d’appartenance à l’Humanité. Nombreux  sont ceux qui ont ainsi été condamnés moralement et politiquement.

Depuis lors, beaucoup de choses sont advenues qui donnent à ces condamnations un tour singulier.
Les violences épouvantables perpétrées par les membres du Hamas ayant été documentées avec précision, nous savons que les récits de cette journée, calamiteuse à plus d’un titre, ont été amplifiés et que des faits ont été inventés, comme, par exemple, les bébés cuits au four ou pendus aux soutiens-gorges de leur mère.
Pourquoi donc avoir gonflé la réalité de manière aussi grotesque ? Les exactions, pourtant horribles, ne suffisaient-elles pas ? Il fallait, à l’évidence, rejeter hors de l’humanité les membres du Hamas, les ancrer dans le camp du mal absolu à la manière de Bush junior, et rapprocher cette journée du génocide des juifs par les nazis. Une fois le Hamas assimilé au nazisme, les Gazaouis devenaient, sans doute par porosité raciale, des « animaux-humains » (pauvres animaux) qu’il fallait réduire par tous les moyens (l’arme atomique a même été suggérée). La leçon d’Hanna Arendt n’a, semble-t-il, pas servi de boussole à nos experts en moralité.

La position officielle de nombreux pays occidentaux, au premier rang desquels la France, s’est calée sur l’argumentaire suivant : puisqu’il s’agit d’une « question existentielle pour Israël » et que « ce pays a le droit de se défendre », nous devons lui apporter un « soutien inconditionnel » dans sa « lutte contre le terrorisme international », autrement dit contre « l’axe du mal ».
Nous savons désormais que cette rhétorique a permis de brider toute contestation à l’intérieur de chaque pays (jusqu’à interdire en France les manifestations de soutien aux Palestiniens) et de légitimer par avance la  mise en œuvre, par Israël et les Etats-Unis, d’un génocide à Gaza et l’amplification de la colonisation en Cisjordanie.
Ce coup de Jarnac moral a porté atteinte aux principes sur lesquels nous prétendons vivre et a laissé en suspens de nombreuses questions politiques qui font entrevoir des lendemains catastrophiques. Pour les Palestiniens, hélas, la catastrophe est effective depuis 1947 et ne fait que se répéter avec une effrayante régularité. Non, il s’agit surtout des Israéliens qui se préparent des jours très sombres et des européens qui devront un jour payer pour leurs aveuglements,  leurs renoncements et autres lâchetés.

En attendant que l’avenir nous éclaire, osons quelques questions.

Question de logique.
Selon la logique Vallsienne qui veut qu’« expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser », la contextualisation du 7 octobre a été jugée, nous l’avons vu, comme foncièrement antisémite.  Ne devrions-nous pas, par souci de cohérence, appliquer le même raisonnement aux massacres à grande échelle perpétrés par l’armée israélienne à Gaza, les isoler de tout contexte et les qualifier d’actes génocidaires ? Impossible symétrie : le gouvernement fasciste d’Israël et ses soutiens français invoquent très logiquement le 7 octobre comme cause des massacres actuels.
Pourquoi alors autoriser les uns à user d’une logique de cause à effet, et la refuser aux autres ? Pourquoi n’avoir pas le droit moral d’invoquer la colonisation des territoires occupés et le blocus de Gaza comme causes potentielles des massacres du 7 octobre ?  Pourquoi n’entend-on pas Yaël Braun Pivet et Delphine Horvilleur se dresser comme une seule femme contre la politique de purification ethnique pratiquée par Israël en Palestine occupée ?

Question d’existence.
Les massacres du 7 octobre ont, dit-on, mis en cause l’existence d’Israël. L’argument est recevable, mais ne conviendrait-il pas alors, dans le même temps, d’avancer un argument semblable concernant la Palestine ? L’existence d’un État Palestinien, prévu en 1947 dans le plan de partage de l’ONU, n’est-elle pas une question aussi existentielle que l’existence d’Israël ? Pourquoi ne jamais poser cette question diablement existentielle ? Les Palestiniens n’auraient-ils donc pas droit à l’existence ?
La question, avouons-le, est idiote puisque la réponse a déjà été donnée à Paris le 19 mars dernier par le Ministre des Finances Bezalel Smotrich : « il n’y a pas de Palestiniens, car il n’y a pas de peuple palestinien ».

Question de survie.
La survie des Palestiniens n’est pas à l’ordre du jour, c’est un fait : ils sont de trop sur leur terre et ne méritent qu’une chose : l’éradication. Dieu, Smotrich et les Occidentaux soient loués, l’armée israélienne s’y emploie avec sérieux et méthode.

Question de terreur
Les membres du Hamas, c’est entendu, sont des terroristes. « Pour cette organisation, toute présence juive – je dis volontairement «juive» et non «israélienne» – sur cette terre est à exterminer ».
Je partage avec Delphine Horvilleur l’exécration du fascisme islamique. Mais j’exècre tout autant le fascisme juif qui vaut bien l’autre. « Tous pétris de la même merde détrempée de sang corrompu », aurait dit Voltaire. La dénonciation de l’un ne saurait aller sans celle de l’autre. Que ne lit-on sous la plume de tel ou telle la même exécration ?
Or, dans le domaine de la terreur, les membres du Hamas sont, si j’ose dire, des enfants de cœur, des gagne-petits, doublés de piètres manœuvriers. Il suffit de voir les résultats de leur entreprise : des dizaines de milliers de morts et de blessés Israéliens et massivement Palestiniens, la bande de Gaza ravagée pour des années et en passe d’être annexée, la Cisjordanie livrée aux colons, sans parler des conséquences internationales, en Ukraine par exemple.
En comparaison, les exactions des gouvernements israéliens successifs qui activent depuis des décennies la colonisation des terres palestiniennes, qui pratiquent le nettoyage ethnique et l’apartheid et qui s’assoient confortablement sur toutes les résolutions de l’ONU sont d’un autre calibre, si j’ose encore dire. Et nous ne dirons rien des groupes terroristes juifs comme l’Irgoun et la Haganah qui firent merveille en leur temps.

La séquence ouverte le 7 octobre peut donc être appréhendée différemment de ce qu’elle a été par nos très empathiques décontextualisateurs. En assimilant le Hamas aux nazis, ils ont ravivé la culpabilité des européens, renvoyé les palestiniens à leur statut d’«animaux humains» et légitimé par avance le spectacle hallucinant qui se déploie sous nos yeux. On peut donc se demander jusqu’à quel point nos experts en empathie ne sont pas, nolens volens, complices du génocide en cours à Gaza.
Or, il n’est pas inutile de leur rappeler que :
– la guerre n’a pas commencé le 7 octobre,
– les gouvernements successifs d’Israël ont contribué à la naissance du Hamas et ont entretenu son existence,
– il n’y a guère de différence entre les suprémacistes racistes Bezalel Smotrich, Itamar Ben Gvir, Yoav Galant, Benjamin Netanyahu, Ayelet Shaked… et les dirigeants du Hamas : les uns comme les autres sont des théocrasseux, ennemis de la démocratie, de l’état de droit, des artistes, des femmes, des LGBTQ+…
– les massacres du Hamas ont été précédés de quantité d’autres massacres passés sous silence ou considérés comme insignifiants puisqu’ils concernaient les Palestiniens,
– cette longue litanie de morts et d’exactions en tout genre s’inscrit dans la très longue Histoire de la colonisation,

Question de colonie.
Israël a été créé le 29 novembre 1947 par une décision de l’ONU qui a voté le Plan de partage de la Palestine en un État juif et un État arabe tout en faisant de Jérusalem un corpus separatum sous administration internationale. Or, plusieurs pays qui ont voté cette résolution possédaient en 1947 un empire colonial (en particulier la France, l’Angleterre et l’URSS), d’autres jouissaient encore de quelques restes impériaux (le Portugal et l’Espagne), quand aux USA ils entamaient leur domination sur une bonne partie du globe. Tous ces pays s’y entendaient en matière de génocides et de colonies.
Serait-il abusif de considérer que les logiques impériales étaient largement dominantes en 47 et que la décision onusienne procédait d’une idéologie coloniale ? La formule « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » n’en a-t-elle pas été le condensé le plus explicite ?
Certains rejettent cette évidence en usant d’un syllogisme : pour qu’il y ait colonie, il est nécessaire qu’il y ait une métropole. Or il n’y a pas de métropole dans le cas d’Israël, donc Israël n’est pas une colonie.
Le couple métropole-colonie est certes inséparable, mais il n’est pas figé et peut prendre des formes différentes. La dépendance d’Israël vis-à-vis des Etats-Unis n’a-t-elle pas toujours été effective ? La guerre actuelle ne le prouve-t-elle pas ? Sans le parapluie militaire des USA, cette guerre ne serait-elle pas immédiatement devenue régionale ? Sans son appui militaire quotidien cette guerre ne s’arrêterait-elle pas au bout de trois jours faute de munitions ?
Mais il est vrai qu’en 75 ans Israël s’est progressivement émancipée de ses géniteurs, comme le prouvent les relations souvent tendues avec la tutelle américaine. D’abord produit d’une logique coloniale, Israël est rapidement devenu un état colonial en accaparant les terres initialement prévues pour constituer un état palestinien.

Question de reconnaissance.
Cette Histoire est connue et parfaitement documentée. Mais la reconnaître légitimerait l’argumentaire suivant : le colonialisme c’est le mal, le mal doit disparaître, si Israël est un état colonial, Israël doit disparaître. Il faut donc la rejeter.
Mais, en refusant de reconnaître cette généalogie, les travaillistes israéliens qui ont dirigé le pays pendant une quarantaine d’années ont laissé libre cours aux porteurs du discours messianique. Le projet d’Israël, désormais biblique, transforme ce pays en un état ouvertement raciste et théocratique en parfaite contradiction avec les soutiens politiques occidentaux.

L’impasse est totale.

PS : Une partie de ma famille a émigré en 1850 en Algérie coloniale où je suis né. Comme l’immense majorité des pieds-noirs, nous avons été contraints de quitter notre terre natale en juin 1962 après une guerre de libération qui a duré 8 ans.
Depuis 1848, la départementalisation avait pourtant fait de l’Algérie une partie intégrante de la France. Les algériens étaient donc virtuellement français, mais le code de l’indigénat, séparant la nationalité de la citoyenneté, faisait des français musulmans des non-citoyens. Les inégalités sociales et politiques abyssales auraient dû aboutir à  une indispensable Révolution sociale et politique.
Pourtant la logique coloniale des gouvernements successifs, la rapacité des grands propriétaires et l’aveuglement des petits blancs conduisit à une guerre ethnico-religieuse qui mit au carré les violences propres à toute guerre et rendit impossible la vie en commun des européens et des algériens.
Le résultat fut tragique des deux côtés. L’Algérie a vu prospérer une nomenclature militaire dictatoriale et corrompue et la France un ressentiment raciste qui a fini par contaminer une grande partie de la société.

Hervé Loichemol
3 janvier 2024

La faille empathique

C’est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin, à la fin c’est la fin qui est le pire.
Beckett L’innommable

Dans un entretien publié dans Le Monde du 15 octobre, Delphine Horvilleur déclare : « Face aux meurtres du Hamas, certains silences m’ont terrassée ».  Elle ajoute un peu plus loin : « Cette faille empathique majeure est, en fait, une faille morale terrible dont la répercussion sera de nous déshumaniser nous-mêmes. »

Le 26 octobre, l’émission de France 5 C Ce soir, prend pour thème l’empathie.

Le samedi 28 octobre, la chronique de Michel Guerrin dans Le Monde s’intitule : « L’empathie, ingrédient-clé de la création, va d’abord à la Palestine et non à Israël, que ce soit dans la France culturelle, en Allemagne et en Europe». Ce titre est suivi d’un chapeau : « Plusieurs artistes juifs se sont indignés du silence de la culture après le massacre du Hamas, le 7 octobre. Depuis des années, c’est le drame palestinien et la création de la Palestine qui sont mis en avant, alors que, pour Israël, il est surtout question de boycott, observe, dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».

Dans sa chronique, Michel Guerrin rappelle les prises de position publiques contre les massacres du Hamas de Patrick Bruel, Gad Elmaleh, Dany Boon, Amir, Elie Semoun, Joann Sfar, Emmanuelle Béart, Marc Levy, Vincent Lindon… qui « ont dénoncé sur les réseaux sociaux le mutisme de leurs amis artistes, comédiens, musiciens, écrivains. ». Ce silence étant perçu comme approbation des massacres, soutien au Hamas, complicité de crime, manifestation d’antisémitisme et preuve d’une faille empathique majeure.

L’empathie est ainsi devenue une frontière palpable entre les humains et les non-humains, les uns en étant pourvus, les autres dépourvus.

Cette partition interroge.

Quoi qu’on dise ou ne dise pas, les faits sont irréfutables : les massacres du 7 octobre sont d’intolérables manifestations du fanatisme religieux et raciste du Hamas.

Ces massacres génèrent deux positions.

La première consiste à les condamner comme manifestation du mal absolu sans rappeler l’Histoire. C’est prendre un risque, celui de rester collé à l’événement, et s’interdire de le comprendre. C’est la position du député Sylvain Maillard, président du groupe parlementaire Renaissance :  « C’est une situation tripale à laquelle nous devons faire face. Trente-cinq de nos compatriotes ont été brûlés, massacrés ou violés et la priorité absolue est de sortir nos otages. Il est normal que les députés expriment ce que nous ressentons tous. Nous ne sommes pas des historiens. »

A contrario, condamner ces massacres en rappelant l’Histoire répond à une exigence, celle d’éclairer l’événement, de le comprendre. Cette position, qui pourrait sembler légitime au premier regard, prend le risque de déclencher un torrent d’indignation, d’accusations et d’injures. Ceux qui s’y sont risqués ont été accusés de relativisme et d’antisémitisme. «Ils décident ainsi de fermer la bouche, de relativiser ou de contextualiser la situation de façon obscène – déresponsabiliser les assassins en évoquant simplement la colonisation » (Delphine Horvilleur). La colonisation deviendrait-elle ici un détail de l’Histoire ? Faudra-t-il désormais penser avec Manuel Valls qu’«expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser» ? Et jeter définitivement par dessus bord une grande part de notre humanité ?

Les silencieux sont donc pris dans un étau : s’ils parlent en conscience – dans tous les sens du terme – ils sont condamnés, s’ils ne parlent pas ils le sont aussi.

Érigés en unique manifestation du mal absolu évalué avec l’empathie comme unique instrument de mesure, les massacres du 7 octobre ont plusieurs effets mémoriels et politiques combinés : ils rappellent l’Histoire du génocide des juifs par les nazis, ils ravivent la culpabilité des européens, ils disqualifient par avance toute critique de la politique d’Israël passée et à venir, et ils renvoient les palestiniens à leur statut d’«animaux humains», comme l’a dit le très empathique Ministre Israélien de la Défense, Yoav Galant.

Prendre l’empathie comme unique mesure de l’humain implique de faire l’impasse sur l’humain comme processus historique et social. Cette réduction de l’humain à une altérité elle-même réduite au sentiment, avec le jugement moral qui en découle, opère comme un effet cliquet et constitue un tour de passe-passe politique destiné à faire taire toute parole se référant peu ou prou aux Lumières.

Or,
– la guerre n’a pas commencé le 7 octobre,
– les gouvernements successifs d’Israël ont contribué à la naissance du Hamas et ont entretenu son existence,
– il n’y a guère de différence entre les suprémacistes racistes Bezalel Smotrich, Itamar Ben Gvir et Yoav Galant, les populistes comme Benjamin Netanyahu… et les dirigeants du Hamas : les uns comme les autres sont des théocrasses, ennemis de la démocratie, de l’état de droit, des artistes, des femmes, des LGBTQ+… (voir la chronique de Michel Guerrin)
– les massacres du Hamas ont été précédés de quantité d’autres massacres passés sous silence ou considérés comme insignifiants quand ils concernaient les Palestiniens,
– cette longue litanie de morts et d’exactions en tout genre s’inscrit dans la très longue Histoire de la colonisation,
– l’existence d’Israël a été le produit d’une décision de la communauté internationale qui a fermé les yeux, et continue à fermer les yeux, sur la colonisation des territoires palestiniens et les exactions de l’armée et des colons,
– la formule «une terre sans peuple pour un peuple sans terre»  n’a été que la énième variation d’un narratif européen à l’œuvre depuis des siècles pour pratiquer des génocides et conquérir le monde.

Le silence des silencieux ne prouve donc aucune «faille empathique», mais montre, au contraire, leur accablement et leur désespoir devant tant et tant et tant de cochonneries impérialistes. Si faille empathique il y a, elle se trouve dans les silences de la communauté internationale, dans l’approbation de la politique fasciste d’Israël [1] dans les compromissions des puissants, dans le capitalisme financier colonial et prédateur qui détruit la planète.

 Mais il y a un autre point intéressant dans la chronique de Michel Guerrin. L’empathie – non comme construction mais comme mouvement spontané, une espèce de tripalisme (pour reprendre la catégorie du député renaissant Sylvain Maillard) – devient le signe de l’appartenance ou de la non-appartenance à l’humanité.

Ainsi circonscrite, l’empathie est considérée comme «l’ingrédient-clé de la création». Or, constate Michel Guerrin, l’empathie des créateurs «va d’abord à la Palestine et non à Israël» alors même que ce pays est victime de massacres abjects. Donc les silencieux, manquant d’empathie pour Israël – sous-entendu attaqué -, ne sont pas des artistes (ou des créateurs, c’est selon) et, prolongeons le raisonnement, pourraient bien être des antisémites qui s’ignorent.

Le syllogisme est habile, mais il repose sur quelques clichés idéologiques.

Reconnaissons à Michel Guerrin une forme d’audace intellectuelle quand il donne à l’empathie le rôle d’«ingrédient-clé de la création». À cette aune, que faudra-t-il faire de Samuel Beckett, de Thomas Bernhard ? D’Artaud, de Bataille, Müller, Borgès ? Que faire de Michel-Ange, Soulages, Mozart, Boulez, Phil Glas ?  Tous ces artistes et tant d’autres seraient sans doute très étonnés d’entendre pareille nouveauté à leur sujet.

Faut-il rappeler que, avant de travailler avec leurs tripes, les écrivains travaillent avec mots et des livres ; les acteurs avec des mots, des espaces, des fantômes  ; les musiciens avec des sons, des notes, des rythmes, des instruments ; les plasticiens avec des matières, des volumes ? (liste évidemment non-exhaustive). Que, pour parvenir à trouver quelque chose d’un peu ajusté, un peu précieux, il faut décoller de l’événement, trouver la bonne distance, la régler avec délicatesse sans être jamais sûr de trouver le bon équilibre ? Bref, sortir du tripalisme et laisser l’empathie  un moment en repos.

Pourquoi fonder la création artistique sur l’empathie ? Cela obéirait-il à un objectif conscient – disqualifier les pétitionnaires de gauche  (comme le fait Elie Chouraqui dans le JDD du 30 octobre) – et un autre plus obscur – faire preuve d’empathie pour Bezalel Smotrich ?

Delphine Horvilleur  rappelle à juste titre qu’elle a toujours « dénoncé les effets terribles de la colonisation sur la société israélienne ». Ce rappel est juste et précieux. Et il concerne beaucoup de juifs et de non juifs. Mais qu’en est-il des effets terribles de la colonisation sur les colonisés ?

En dépit de ces prises de position courageuses, on constate que la colonisation n’a cessé de prospérer. Ce qui est donc ici interrogé, ce n’est pas la probité des uns ou des autres, leur positionnement moral, mais l’efficacité politique de ces prises de position qui n’ont pas empêché, et n’empêche toujours pas, l’extrême droite israélienne d’exproprier, de tabasser, de tuer et de creuser des fosses communes.

Les démocraties – puisqu’en dépit de tout Israël reste une démocratie – peuvent vivre dans une insoutenable contradiction. Elles peuvent en même temps afficher des principes magnifiques et les piétiner avec une régularité métronomique. C’est au nom de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité que la France a massacré à travers le monde des centaines de milliers de pauvres gens qui ne leur avaient rien demandé. Que dire de l’Espagne, du Portugal, de l’Allemagne, de la Belgique, de l’Angleterre, des Etats-Unis et de quelques autres, qui se sont régulièrement illustrés par des mensonges, des massacres et autres génocides ? Si nous ne voulons pas que la démocratie s’apparente à un épuisant et sordide blabla, il nous faut nous efforcer de mettre en conformité nos paroles et nos actes.

Face à la faillite générale à laquelle, désarmés, nous assistons et/ou participons, ces quelques notes paraîtront sans doute dérisoires, voire déplacées  Elles tentent pourtant de dire qu’il est d’autres paramètres que le sentiment pour évaluer l’humanité des humains. Qu’on ne peut pas avoir avec l’Histoire un rapport désinvolte, la convoquer quand ça nous arrange et la rejeter quand ça nous gêne. Qu’en isolant l’événement de l’Histoire et le texte de tout contexte, on exclut toute possibilité d’interprétation, c’est-à-dire, au fond, d’intersubjectivité. Que l’amour d’autrui ne se témoigne pas à coup de déjections humorales mais exige, au contraire, un réel effort pour s’en dégager et penser contre elles et contre soi. Que la catharsis, comme le montre Marie-José Mondzain, n’est pas une purgation mais une clarification des ténèbres. Que le triomphe actuel du tripalisme en France ressemble à s’y méprendre à ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient.

Reste une question : veut-on, ou pas, d’un État Palestinien ?
Pendant que nous bavardons sur l’empathie des uns et la faille empathique des autres, les occidentaux soutiennent «inconditionnellement le droit d’Israël à se défendre», Gaza est déclarée «champ de bataille» par le très sensible Nétanyahu, les bombes tombent sur les animaux Gazouis comme des cerises sur un gâteau, les colons continuent leurs prédations, les morts se comptent par milliers et le très sympathique Biden dit ne pas avoir confiance dans les chiffres des Palestiniens (et non du Hamas). Fermer le ban.

 

Hervé Loichemol

3-11-23

 

PS : Quand j’étais enfant en Algérie, nous pleurions les horribles massacres perpétrés par les «terroristes du FLN» et tenions pour normaux, voire rafraichissants et glorieux, ceux de l’armée française puis ceux de l’OAS. Morale de l’Histoire coloniale : un bon arabe est un arabe mort

 

Palestine

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