FERNEY-VOLTAIRE

ferney-voltaire

©Nicolas Crispini


Quelle est le lien entre l’écrivain et la ville à laquelle il a donné son nom ?

Hervé Loichemol s’en explique dans un article publié sur Fabula.


« La raison d’être de la politique est la liberté et son champ d’expérience est l’action. »1
Hannah Arendt

Quelle est la relation entre Ferney et Voltaire ? Un trait d’union.

Officiellement inscrit dans le patronyme de la Ville depuis 1878, ce trait d’union ne dit pas que Ferney est Voltaire, mais il indique quelque chose de plus fragile et précieux : ce trait tire Ferney – c’est le sens de « trait » – dans la direction d’une union avec Voltaire. Ça n’est pas un résultat, mais une tendance, un penchant, une inclination. C’est, si l’on veut, un trait d’esprit.

Or, il est difficile de dire que l’esprit qui a soufflé entre Ferney et Voltaire a toujours provoqué la joie ou l’enthousiasme : en 1878, le centenaire de sa mort a été marqué par des  disputes d’une extrême violence à Ferney comme dans toute la France. Plus près de nous, en 1994, les responsables locaux n’ont rien trouvé de plus comique que de commémorer le tricentenaire de sa naissance en censurant l’une de ses tragédies.
Là où nous serions en droit d’attendre des marques d’intérêt – curiosité, attention, écoute respect, admiration, fidélité, affection – l’union suggérée par le trait, quand elle a eu lieu, a toujours été éphémère et conflictuelle.
Dans ces conditions, ce trait qui unit Ferney à Voltaire n’a souvent indiqué qu’une coexistence obligée, tantôt pacifique tantôt haineuse, avec un vieillard encombrant dont la gloire est désirable, mais dont on refuse d’assumer ce qu’elle implique. Voltaire n’est alors guère plus que le nom d’une marque, une ressource touristique destinée à attirer le chaland.

REPRISE

Il nous faut donc parcourir à nouveau le cours des événements qui ont conduit Voltaire à s’installer à Fernex. Cette séquence est bien connue des spécialistes, pourquoi y revenir ?  
Parce que l’achat de Ferney constitue une rupture profonde dans la vie de Voltaire. Parce qu’il découvre à cette occasion une réalité économique et humaine sinistre qui aurait dû le rebuter et le pousser à fuir, lui dont la fibre sociale n’avait jamais vibré : « Dans les résidences aménagées par lui, il ne s’était soucié jusqu’ici que de ses aises. À Cirey, il n’avait pas eu même un regard pour les paysans des environs ».[1] Parce que c’est la première fois que Voltaire manifeste « un souci véritablement humanitaire à l’égard de ses paysans, souci qui ne le quittera plus jusqu’à la fin de sa vie ».[2]  Parce que Voltaire abandonne le programme qu’il s’était fixé pour adopter une ligne de conduite à laquelle il se conformera. Parce que les vingt ans qui suivent confirmeront ce qu’il annonce le 18 novembre 1758.[3] Parce que la rapidité du changement – moins d’un mois – confirme la brutalité de la réalité qu’il découvre et s’apparente à une conversion.[4]

CHRONIQUE

Décembre 1754. Voltaire sort d’une période mouvementée qui l’a conduit de Potsdam à Colmar, puis Lausanne, Nyon, Lyon, et finalement Genève. Il a plus de 60 ans – âge respectable pour l’époque – il dispose d’une fortune considérable, il acquiert une vaste propriété qu’il n’appelle pas les Délices pour rien, s’y installe et y vit très confortablement.
Quatre ans plus tard, il achète le domaine de Fernex et celui de Tournay.  On explique volontiers ces nouvelles acquisitions par le désir de Voltaire de se mettre à l’abri en cas de problème politique et policier. Il aurait eu ainsi un pied à Genève avec les Délices où il réside, un pied en France avec Ferney et Tournay, mais aussi un pied en Allemagne – si on peut dire – car le canton de Vaud tout proche dépend de Berne et celui de Neuchâtel de la Prusse. On estime que la dégradation des relations avec les autorités de Genève aurait encouragé Voltaire à s’éloigner des pasteurs et à franchir la frontière. On dit même parfois que Voltaire, qui ne dédaignait pas les honneurs, aurait été attiré par le titre et les prérogatives attachés au domaine.
Ces interprétations ne sont pas fantaisistes et trouvent ici et là leurs justifications, mais elles présentent pourtant trois inconvénients majeurs : elles ne prennent pas en compte ce que Voltaire écrit dans sa correspondance au moment où il décide cet achat, elles ne disent rien de ce qui s’est réellement passé, elles confortent les images d’Épinal qui enclosent le personnage et n’ouvrent aucune perspective.
7 octobre  1758. Dans une lettre du 7 octobre, Voltaire annonce à Jean Robert Tronchin son projet d’acquérir le domaine (le nom n’est pas écrit, mais il s’agit bien de Fernex) : « Il se pourrait bien faire que dans quelque temps, je vous priasse de m’aider à faire l’acquisition d’une petite terre dans votre voisinage, d’environ cent et quelques mille livres[5] .» Mais, ajoute-t-il en post-scriptum, « Révérence parler, je viens d’acheter une terre. N’en dites mot et gardez-moi 30 mille livres pour la payer. » Il ne s’agit donc pas d’un projet mais d’une décision déjà prise.
Voltaire est pressé[6], mais la vente patine et les négociations, qui butent sur le transfert de droits féodaux, dureront encore trois semaines pendant lesquelles il effectue quelques allers-retours à Ferney. Le 28 octobre l’affaire semble vouée à l’échec : « Il y a tant de droits à payer, tant de choses à discuter, les affaires sont si longues, et la vie est si courte, que je pourrais bien me tenir dans mon petit ermitage des Délices. »[7] Pourtant, quatre jours après, l’accord est conclu.[8]
La durée de la négociation – trois semaines – peut sembler très brève dans une affaire de cet ordre, mais, pendant ce court laps de temps, quelque chose a changé pour Voltaire.
Dans cette lettre du 7 octobre à Jean Robert Tronchin, il expose la raison de cet achat : « C’est un assez bon effet et qui mettrait plus d’abondance dans nos Délices. Cette terre servirait à procurer très bonne chère à la bonne compagnie de Genève qui vient quelquefois dans votre maison. »[9]
11 octobre  1758. Il confirme et développe cette logique, quatre jours plus tard, dans la lettre qu’il adresse à l’Intendant du Pays d’État de Bourgogne incluant Gex : « Cette terre n’est convenable pour moi qu’autant qu’elle peut défrayer en partie ma maison des Délices, et me délivrer du continuel embarras d’acheter des choses nécessaires à la vie. Je n’ai chez moi que des fleurs, de l’ombrage et quelques quarante personnes à nourrir par jour. Je dois à vos bontés la permission d’acheter en Bourgogne soixante coupes de blé par an, ce qui n’est pas la moitié de mon nécessaire… Je demande la permission de faire passer de ma terre de Ferney cent coupes par an à ma maison des Délices, en cas que la terre soit à moi, outre les soixante que vous m’avez déjà accordées. Ces cent soixante coupes serviront pour la consommation de cette maison et pour celle de Lausanne où je passe l’hiver. » [10]
Mi-octobre, la raison de cet achat est donc très claire : Voltaire a l’intention de faire de la Seigneurie de Fernex un domaine agricole qui lui permettra d’alimenter les Délices et Lausanne.
16 novembre 1758. Il écrit à Diderot : « J’ai acheté, à deux lieues de mes Délices, une terre encore plus retirée, où je compte finir mes jours dans la tranquillité, mais où je me vois obligé de me donner beaucoup de soins les premières années. Ces soins sont amusants, et les travaux de la campagne me paraissent tenir à la philosophie ; les bonnes expériences de physique sont celles de la culture de la terre. Dans cet heureux oubli d’un monde pervers et frivole, j’interromprai mes travaux avec joie quand vous me demanderez des articles intéressants dont d’autres personnes ne se seront point chargées. »[11]
En un mois, Voltaire a donc radicalement changé de perspective : il ne parle plus d’une terre de rapport mais d’un lieu de résidence – et même, pourquoi pas, de sépulture ; il désire conjuguer agriculture et philosophie ; il annonce un changement de vie.
18 novembre 1758. Deux jours après avoir écrit à Diderot, il adresse au Conseiller au Parlement de Bourgogne (qui l’alimente en bon vin) une lettre dont René Pomeau et Christiane Mervaud diront : « La lettre du 18 novembre donne le coup d’envoi d’un Ferney, expérience pilote des Lumières, bénéficiant de par le prestige du seigneur et maître d’un rayonnement européen. »[12]
On apprend en effet dans cette lettre que Voltaire a été bouleversé par la découverte de la misère qui règne sur ce territoire déshérité, et qu’il a entrepris des travaux sitôt l’accord conclu, sans même attendre que le contrat soit signé (il ne le sera que trois mois plus tard, le 9 février 1759) : « La moitié des habitants périt de misère, et l’autre pourrit dans des cachots. Le cœur est déchiré quand on est témoin de tant de malheurs. Je n’achète la terre de Ferney que pour y faire un peu de bien. J’ai déjà la hardiesse d’y faire travailler quoique je n’ai pas passé le contrat. Ma compassion l’a emporté sur les formes. »[13]

RENCONTRE

Si nous prenons au sérieux la lettre du 18 novembre, nous constatons que quelque chose – une réalité sociale, politique, humaine, qu’il n’avait jamais regardée – le saisit, le bouleverse, le retourne. Il entre en contact avec un monde qu’il n’a jamais regardé et qu’il ne connaît pas. Confronté à une altérité radicale, il entend une autre musique, différente, inattendue. Il s’y frotte, en éprouve peut-être de la gêne, sans doute aussi du désir, c’est, en tout cas, une rencontre-découverte qui modifie profondément ses plans.

Ce schéma se répètera dans l’affaire Calas. Quand le 20 mars 1762, Dominique Audibert, un négociant  marseillais de passage à Genève lui raconte l’affaire, il ne réagit pas. À priori « fanatiques papistes, fanatiques calvinistes, tous sont pétris de la même merde détrempée de sang corrompu ».[14] Il écrit même le 22 mars à propos de Jean Calas : « il avait immolé son fils à Dieu, et pensait être fort supérieur à Abraham, car Abraham n’avait fait qu’obéir, mais notre calviniste avait pendu son fils de son propre mouvement, et pour l’acquit de sa conscience. Nous ne valons pas grand’chose, mais les huguenots sont pires que nous, et de plus ils déclament contre la comédie. »[15]

Pourtant le 27 mars, soit 5 jours après avoir écrit cette lettre, il en écrit une autre bien différente : « Il vient de se passer au parlement de Toulouse une scène qui fait dresser les cheveux à la tête. (…) Il y a deux de ses enfants dans mon voisinage qui remplissent le pays de leurs cris. J’en suis hors de moi. Je m’y intéresse comme homme, un peu même comme philosophe. Je veux savoir de quel côté est l’horreur du fanatisme. »[16]

C’est donc probablement entre le 22 et le 27 mars que Donat Calas le rencontre à Ferney. Voltaire s’attend à voir un « énergumène », un possédé et il tombe sur « un enfant simple, ingénu, de la physio­nomie la plus douce et la plus intéressante, et qui en me parlant faisait des efforts inutiles pour retenir ses larmes ». Il ajoute : « J’avoue qu’il ne m’en fallut pas davantage pour présu­mer fortement l’innocence de la famille ».[17] On connaît la suite, les suites. Là encore, cette rencontre décidera de sa trajectoire et de son engagement.

CONVERSION

Dans les deux séquences – découverte de la misère et rencontre du fils Calas -, Voltaire s’attend à quelque chose et en découvre une autre. Dans les deux cas, il est ouvert par la surprise, transformé par un corps étranger. Ce face à face est un moment de vérité qui donne à ce qu’il va entreprendre un visage neuf et une incroyable énergie. Son engagement n’est provoqué ni par son génie ni par sa malignité, mais par l’irruption d’une altérité radicale. C’est-à-dire par une rencontre.

Dans ces moments-là, Voltaire n’est plus ce personnage enfermé dans un dialogue entre lui et lui, méditant sur le bien et le mal, et produisant le geste qui assurera sa gloire posthume. C’est, plus banalement, un homme comme un autre, plus très jeune, saisi par des réalités auxquelles il n’avait pas encore prêté d’attention. Dans ce saisissement même, cet homme fait l’expérience de la liberté.

CAP AU MIEUX

« Je n’achète la terre de Ferney que pour y faire un peu de bien » : voilà  bien une déclaration qui sent sa bible et sa sacristie. Quand on sait combien Voltaire a conchié les religions, et combien il a pu obéir à des stratégies éditoriales retorses, on peut se demander s’il n’endosse pas une fois de plus son costume de malin. On est tenté d’y voir une preuve supplémentaire de sa duplicité, et de confirmer la composition kaléidoscopique du personnage : l’écrivain aurait été – c’est selon – un agité, vaniteux, opportuniste et ridicule ; un patriarche bienveillant, hospitalier, entreprenant, engagé ; un vieillard au hideux sourire, antisémite, négrier, blasphémateur, libertin, spéculateur… Récemment, une nouvelle thèse est venue enrichir le florilège :  « Mais ce n’est pas tant l’originalité de sa pensée, l’intensité des combats philosophiques, religieux et politiques menés depuis la frontière suisse que l’on retient, que l’établissement d’une délicate méthodologie de dialogue avec les générations futures : il s’agit, pour lui, de donner sens à son goût prononcé pour la célébrité et ses mises en scène, à la promesse d’une gloire posthume assurée, à un emploi propagandiste et quasi publicitaire de son image. »[18]

Laissons provisoirement de côté les spéculations psychologiques concernant la personnalité de Voltaire et demandons-nous dans quelle mesure la période ferneysienne a, ou non, confirmé son écrit du 18 novembre. Qu’a-t-il fait concrètement pendant 20 ans ?

Urbaniste, architecte, jardinier, agriculteur, aubergiste, entrepreneur, avocat, polémiste, écrivain, dramaturge, acteur, on peut facilement admettre que l’hypocrite de Ferney ne s’est pas enrichi en investissant massivement dans ce territoire désolé. On peut aussi admettre que ses très coûteuses réalisations ont globalement profité à la population locale et qu’elles ont encouragé beaucoup de gens à venir s’y installer : assèchement des marais, investissement dans l’agriculture, introduction de nouvelles techniques, installation de paysans, construction du village, création de fabriques et de théâtres, hospitalité accordée aux voyageurs comme aux parasites, sans parler de ses divers engagements – contre le droit de main-morte, contre la situation des serfs du Jura, pour la liberté du commerce, et dans les grandes affaires judiciaires qui le rendront définitivement célèbre – on cherche où Voltaire aurait contredit sa déclaration de novembre 58.
Il ne s’agit pas ici de restaurer l’image saint-sulpicienne d’un Voltaire sans tâche ni défaut, mais de considérer l’œuvre accomplie et de savoir ce qu’elle peut encore nous enseigner.

CORRESPONDANCE

L’idée d’un progrès continu et irréversible qui accompagne les Lumières dans la première moitié du XVIIIe, et que le jeune Voltaire célèbre dans Le Mondain et les Lettres philosophiques, cet optimisme bute sur deux événements majeurs : le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, puis la guerre de 7 ans, cette grande boucherie, considérée à juste titre comme le premier conflit mondial, qui se prolonge jusqu’en 1763. C’est à cet ébranlement général des Lumières que Voltaire répond d’abord en écrivant Candide, en entreprenant ensuite de cultiver son jardin ferneysien.

Voltaire achève en effet Candide au moment même où il achète ce jardin qu’il cultive pendant 20 ans, faisant de ce domaine désolé un territoire assaini, cultivé, prospère, peuplé d’un bon millier d’habitants, doté d’un centre ville, de rues pavées, de fontaines, d’une magnanerie, d’une fabrique de bas de soie, d’une autre de montres, de deux théâtres, d’une boulangerie, d’une église, d’un château… et voilà qu’avec lui ce pays de nulle part devient « le centre nerveux de l’Europe des Lumières », selon l’expression du très regretté rousseauiste Jean Starobinski.

Si on accorde le moindre crédit au calendrier, il faut se rendre à l’évidence et voir entre Candide et Ferney, entre la fiction et la vie de l’auteur, une forme de correspondance et de continuité : à la métairie désolée de Candide et de ses compagnons perdus à l’autre bout de l’Europe au bord de la mer de Marmara, répond le domaine de Fernex, tout aussi isolé et désolé que l’autre.

Mais on peut aussi y voir une forme de retournement par lequel Voltaire effectue un geste inaugural : il tend un miroir au roman et en réalise l’image inversée. En prenant la fiction à contrepied, il la renverse et l’éclaire : à l’opposé du monde effrayant, catastrophique, dystopique, dans lequel errent les personnages ballotés du roman, soumis à tous les éléments, obéissant à des lois qu’ils ne maîtrisent ni ne comprennent, Voltaire s’efforce d’édifier un monde apaisé, pluriel, ouvert, industrieux et hospitalier. Il n’a pas de programme (il vient d’abandonner celui de faire du domaine le grenier des Délices), il ne conduit pas une expérience selon un protocole mûrement réfléchi. Il fait l’expérience d’un mode de vie alternatif marqué par le foisonnement, le renouvellement permanent, l’appétit de découvertes. Il entend l’appel du large, dit « c’est possible », s’embarque et fait entrer le rêve dans la réalité. En faisant de Ferney une « expérience pilote des Lumières »,[19] Voltaire met concrètement en œuvre son désir.

EUTOPIE

Bien que le XVIIIe ait été «le siècle classique des utopies»[20], Voltaire ne semble pas avoir goûté ce genre littéraire. Il a lu Stanislas Leszczynski, Platon, Thomas More et beaucoup d’autres, mais les rêveries ne l’intéressent pas beaucoup. À l’exception notable de l’Eldorado et de la Pensylvanie, ce qu’il décrit relève au mieux du récit d’apprentissage comme dans l’Homme aux quarante écus, au pire de la dystopie, comme dans Candide.

Avec lui, le monde ne tourne jamais vraiment rond et tout son effort consiste à s’arracher d’un monde pervers. En n’achetant Fernex «que pour y faire un peu de bien», en entreprenant de cultiver ce jardin dans toutes ses dimensions et tous ses aspects, il inscrit son aventure dans la logique des Eutopies[21], ces «lieux du bon», celle des utopies concrètes dont parlera Michel Foucault :

Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessiné dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies.[22]

LIBERTÉ

La terre de Fernex où il se retire devait favoriser un « heureux oubli d’un monde pervers et frivole»[23], sans doute lui permettre de se libérer de l’inessentiel et, pourquoi pas, de trouver enfin une forme de sagesse. Or, avant même de commencer, la réalité fut tout autre et son retrait le contraire d’une retraite : il n’oublie rien du monde, et s’y confronte jusqu’au bout – localement par les travaux quotidiens auxquels il s’astreint et globalement en s’engageant dans des affaires qui ne le concernaient pas immédiatement et qui pourtant le regardaient.

On pourrait voir dans cette brusque volte-face comme dans tant d’autres, une preuve supplémentaire de la duplicité de Voltaire. Je préfère y voir son exercice de la liberté.

Longtemps avant Hannah Arendt[24], Voltaire le dit explicitement : « D’abord je ne vous ai point dit  que l’homme n’est pas libre ;  je vous ai dit que sa liberté consiste dans son pouvoir d’agir, et non pas son pouvoir chimérique de vouloir vouloir. »[25] Il ne transforme donc pas « ses expériences mondaines en expériences intérieures au moi. »[26] Ses changements de cap rendent compte de son exercice de la liberté dans l’expérience.

HÉRITER

Il me paraît donc vain de sonder le cœur et les reins de l’écrivain, d’expliquer ses contradictions par une spéculation échevelée sur ses motivations, de l’enfermer dans une quelconque image, celle du patriarche comme celle du malin, de lui reprocher son opportunisme, ses masques et ses volte-face. Peut-être même devrions-nous voir dans ses incessants renversements une possible origine italienne de son patronyme jusque là restée inexpliquée : tiré de l’italien «voltare», Voltaire serait celui qui tourne et nous fait tourner.

Il me semble plus judicieux de considérer d’abord ses actions et de voir ce que nous pouvons aujourd’hui en faire : hospitalité, engagement, justice, aménagement du territoire, rapport à la technique, expériences théâtrales, écriture… tout nous y invite. Il nous revient donc de méditer son exemple et de comprendre, et d’accepter, que les engagements de Voltaire nous obligent aujourd’hui.

Voltaire n’est ni un objet culturel réservé aux spécialistes ni un produit touristique destiné à séduire le consommateur.  Avec lui, c’est le XVIIIe siècle en crise qui travaille à Fernex, qui bouge, parle, agit, invente. C’est l’utopie, si chère aux écrivains des Lumières – pensons à Defoe, Mercier, Diderot, Rousseau, Marivaux, et tant d’autres – que Voltaire fait entrer dans la réalité. Qu’on le veuille ou non, que ça plaise ou non, Ferney n’est pas une ville comme une autre, mais le territoire où Voltaire a mis en pratique son expérience de la liberté, où il a réalisé une Eutopie, où il s’est proposé de «faire le bien» et où il l’a fait, où il a reconfiguré les questions du bien public, de l’égalité, de l’hospitalité et de la justice.

À moins de débaptiser la ville, il faudra bien se résoudre à répondre de ce passé, non pas en le singeant par des bals costumés, des célébrations et des corsos fleuris, mais en reprenant, à nouveaux fais, les questions posées de son vivant, celles du bien et du bon.  Notre époque, pas moins perverse que celle de Voltaire, ni moins inquiétante, ni moins fragile, l’exige instamment.

[1]René Pomeau et Christiane Mervaud, De la cour au jardin (page 355)

[2]Théodore Besterman, Correspondance de Voltaire, Pléïade Tome V (page 1262)

[3]Lettre à Antoine-Jean-Gabriel Le Bault du 18 novembre 1758

[4]Voir à ce sujet Hannah Arendt, Qu’est-ce que la liberté ? (Folio, page 189)

[5]Lettre à Jean Robert Tronchin du 7 octobre 1758

[6]Lettre de M. De Budé de Boisy au Conseiller François Tronchin du 14 octobre 1758

[7]Lettre à Élie Bertrand du 28 octobre 1758

[8]Lettre à Jacques-Abram-Elie-Daniel Clavel de Brenles du 2 novembre 1758

[9]Lettre à Jean Robert Tronchin du 7 octobre 1758

[10]Lettre à Jean-François Joly de Fleury du 11 octobre 1758

[11]Lettre à Diderot du 16 novembre 1758

[12]René Pomeau et Christiane Mervaud, De la cour au jardin (page 355)

[13]Lettre à  Antoine-Jean-Gabriel Le Bault du 18 novembre 1758

[14]Lettre de Voltaire à d’Alembert, 12 décembre 1757

[15]Lettre à  Antoine-Jean-Gabriel Le Bault du 22 mars 1762

[16]Lettre à Claude-Philippe Fyot de la Marche du 25 mars 1762

[17]Lettre à Étienne-Noel Damilaville du 1er mars 1765

[18]Richard Flamein, Voltaire à Ferney (page 173)

 

[19]René Pomeau et Christiane Mervaud, De la cour au jardin (page 355)

[20]   Raymond Ruyer cité par Antoine Hatzenberger, Utopies des Lumières (introduction)

[21]Sizain d’Anemolius (T. More, Utopie, édition de 1518) :

« Utopie, je fus nommée par les Anciens à cause de mon isolement.
Aujourd’hui cependant je rivalise avec la cité platonicienne
Et peut-être la surpasse (la raison en est qu’avec des lettres
Il l’a dessinée tandis que moi, unique, je l’ai surpassée en montrant
Des hommes, des richesses et des lois excellentes).
Aussi bien Eutopie mériterais-je d’être appelée
. »

[22]Michel Foucault, Des espaces autres. Hétérotopies.

[23]Lettre à Diderot du 16 novembre 1758

[24]Hannah Arendt, Qu’est-ce que la liberté ? (Folio, page 190)

[25]Voltaire, Le Philosophe ignorant, section 51

[26]   Hannah Arendt, Qu’est-ce que la liberté ? (Folio, page 190)

 

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