L’HOMME DU HASARD
de Yasmina Reza

Avec Anne Durand et Jean-Pierre Malo
Réalisation Hervé Loichemol
Lumières Gilles Vuissoz

Théâtre des Amis musiquethéâtre 
Du 21 janvier au 9 février 2025

yasmina reza

POINT DE RENCONTRE

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde.
Diderot, Jacques le Fataliste

« Un écrivain de renom voyage en face d’une inconnue qui lit son dernier livre. »
Il ne s’agit pas là du résumé de la pièce sur la quatrième de couverture des éditions Acte Sud, mais d’une réflexion que l’inconnue se fait à elle-même, par où elle résume la situation dans laquelle elle se trouve. Et elle poursuit :
« Joli sujet pour une nouvelle.
Un peu vieillot.
Pourrait être écrite par un…, un qui ?…
Un Stefan Zweig. oui… un Miguel Torga – oui. »
Comment ne pas entendre Yasmina Reza qui, à l’approche du dénouement, s’interroge – hésite peut-être – sur la conduite de l’action dramatique ? Ou peut-être défait-elle par avance une critique malveillante ? Peut-être, car rien n’est sûr ici.

En effet, L’homme du hasard n’est pas seulement le titre de la pièce que nous lisons – ou à laquelle nous assistons – c’est aussi le titre d’un roman écrit par l’écrivain de renom et que lit l’inconnue. Étonnant face à face d’une lectrice et d’un auteur réunis par hasard dans le compartiment d’un train à destination de Francfort. Ils ne se parlent pas, mais entre eux flotte ce roman intitulé par le plus grand des hasards L’homme du hasard.
Le trouble s’insinue et le doute s’installe. Car ce titre redoublé – celui du roman dans la pièce du même nom – ne relève pas d’abord du théâtre dans le théâtre, Reza ne compose pas une énième variation marivaudienne ou pirandellienne, mais emprunte un autre chemin, moins carré, plus secret, plus hasardeux si l’on veut. Avec la légèreté et l’ironie qui lui sont propres, elle déplace le regard, et nous dit combien la banale présence de ces personnages dans ce compartiment est singulière et combien elle doit peu au hasard, si l’on entend par là l’interférence imprévues de causes indépendantes.

Cet homme et cette femme, silencieux, rêvassent, réfléchissent, se souviennent, prévoient, calculent, subodorent, invectivent, apostrophent, bref ils monologuent intérieurement. Comme n’importe lequel d’entre nous au volant de sa voiture, au fond de son lit, au milieu du public, dans un tram ou, pourquoi pas, dans un train à destination de Francfort. « Chacun en soi-même », dit Reza, va d’une pensée à l’autre, d’un temps à l’autre, aux prises avec son petit théâtre intérieur.
Ce huis-clos imaginaire – redoublé par celui du compartiment qu’aucun élément étranger ne viendra troubler – n’a rien de sartrien, les autres ne sont pas ici un enfer, au contraire : moqués ou admirés, ils sont désirés.
Mais comment alors sortir du monologue intérieur, cette solitude très peuplée, comment entrer dans l’espace physique du dialogue ? Comment établir un contact ? La bulle dans laquelle chacun se réfugie imaginairement a beau être poreuse, elle n’admet pas n’importe quel toucher, n’importe quand ni comment. Il y faut la manière et l’instant propice, il faut que quelque chose advienne, une circonstance qui rompe le silence, trouble l’indifférence, et modifie l’équilibre.
Quand elle a lieu, si elle a lieu, la rencontre d’un auteur avec son lecteur, ne peut se nouer qu’autour du livre. Or – hasard quand tu nous tiens – le roman, cette « addition au monde », est déjà là, tout prêt à jouer son rôle d’agent de liaison.
Yasmina Reza – autrice et lectrice – occupe toutes les positions et se déplace de l’une à l’autre comme si elle s’amusait dans son petit théâtre intérieur, comme si elle y cherchait, comme si elle rêvait, une rencontre inaugurale et rédemprice, qui répondrait à la question première de l’auteur : qui se cache de l’autre côté du livre ?
Pour traverser le miroir, Reza conjugue littérature et théâtre avec une simplicité et une allégresse communicatives. Elle fait tant et si bien que, à l’image de Diderot, la rencontre aura finalement lieu par hasard.