L’Excursion des jeunes filles mortes
Ô disparus à qui m’attache une ferveur trop vive !
(Hölderlin Germanie)
Anna Seghers a écrit L’Excursion en 1943 au Mexique où, fuyant le nazisme, elle s’était réfugiée. À peine remise d’un grave accident, convalescente, isolée, elle se rappelle une excursion avec sa classe au bord du Rhin, par un bel après-midi du printemps 1913 : sur une balançoire, Leni et Marianne, mais aussi Lore, Greta, Nora, Sophie… Quinze adolescentes à l’orée de leur vie… Quinze destins broyés par l’Histoire.
Le souvenir de ce moment inaugural, journée pleine d’allégresse, de lumière et de confiance absolue, ouvre sur le sombre devenir de ses camarades emportées dans un temps suspendu entre la première et la deuxième Guerre mondiale et confrontées au chaos des hommes. Les époques se superposent, se conjuguent, se heurtent, l’idylle est piétinée par la brutalité du présent et la rêverie prend l’ampleur d’une tragédie. À travers les relations qui se nouent et se dénouent, Seghers nous décrit une petite communauté effectuant une mue monstrueuse, et nous met face à des choix parfois infimes mais qui engagent la vie entière, la sienne comme celle des autres. Des choix qui donnent son sens à la liberté.
Aucun sentimentalisme dans ce récit, aucun pathétique, aucun jugement porté, aucune haine déclarée. Seghers observe les évènements, leur déroulement, leur mouvement, leurs liens, leurs contradictions, comme si sa mémoire seule effectuait un travail involontaire. Cette apparente distance prise avec la violence et la cruauté témoigne – poignante simplicité – de la fragilité des existences, des déchirements subis et des tourments endurés.
Si une rédemption est possible par la littérature, on ne la trouvera pas dans la dénonciation de l’injustice et de la barbarie. Le travail de Seghers est plus subtil et plus émouvant. Elle tente, avec une humilité bouleversante, d’affronter le chaos du monde, celui de 1943, sans en effacer le mouvement et fait entrevoir un temps des profondeurs qui éclaire les fureurs de l’Histoire.
Elle donne à l’écrivain un horizon éthique et à l’écriture la forme d’un « devoir ». Au sens double du terme : devoir rédactionnel enfin rendu à la professeure qui lui avait demandé d’écrire le compte-rendu de cette journée, et devoir moral et politique de Seghers envers ces « jeunes filles mortes ».
Le geste de Seghers éclaire notre présent. Nous vivons aujourd’hui une époque brumeuse, inquiétante, porteuse de catastrophes, comparable à celle qu’elle vécut et nous donne à lire. Comparable en effet – et non pas identique. Comme elle, nous sommes confrontés à un chaos de mots, une montée des fascismes et des périls de toutes sortes. Comme elle, il nous appartient de mesurer l’écart qui sépare les calamités qui viennent d’un passé, le nôtre, qui ne semblait nullement les préfigurer.
Le devenir progresse conjointement à l’intérieur et tout autour de nous. Il n’est pas subordonné aux preuves de la nature ; il s’ajoute à elles et agit sur elles. Sauve est l’occurrence des événements magiques susceptibles de se produire devant nos yeux. Ils bouleversent, en l’enrichissant, un ordre trop souvent ingrat. La perception du fatal, la présence continue du risque, et cette part de l’obscur comme une grande rame plongeant dans les eaux, tiennent l’heure en haleine et nous maintiennent disponibles à sa hauteur.
René Char Héraclite d’Éphèse
Heiner Müller reprendra des nouvelles de Seghers et leur donnera un autre tour, une autre perspective. Nous sommes dans les années de guerre froide, de division de l’Allemagne et de survie de la RDA.
L’homme dans l’ascenseur, ce monologue inscrit au cœur de La mission, semble reprendre, en en inversant les termes, la réflexion de Seghers dans L’Excursion : l’ordonnancement rigoureux, qui règne dans la tête et le corps de celui qui se rend au rendez-vous prévu avec le Chef, se dérègle progressivement jusqu’au chaos et projette cet homme dans une rue déserte au Pérou.
La brutale projection dans une Amérique du Sud incertaine de ce fonctionnaire coincé dans son costume et son ascenseur permet de jeter un regard neuf sur le cheminement d’Anna Seghers. Et d’entrevoir chez elle la naissance d’un ordre, la perspective d’une organisation, l’horizon d’un pays, et en contrepoint chez Müller, son délitement, sa disparition anticipée, et l’ouverture vers une solitude surréelle. Le point de départ de Seghers pouvant rappeler le point d’aboutissement de Müller.
Seule en scène, une comédienne – un comédien – dispose d’une souveraineté étrange et paradoxale : il tient la relation au public, il la conduit, la maîtrise, mais sait qu’à tout moment elle peut être interrompue par un bruit, un cri, un accident quelconque. Puissance et fragilité sont ici intimement mêlées. Cette solitude, magnifiée par la présence des spectateurs, condense une grande partie du travail de l’acteur et modifie le travail de répétition. Le metteur en scène change de place, et la direction de sens : l’écoute est différente, le regard aussi, l’acteur dirige, au metteur en scène de suivre et d’orienter.
Avec L’Excursion des jeunes filles mortes cette relation singulière se trouve renforcée par les choix d’Anna Seghers, par la distance qu’elle adopte et par l’horizon qu’elle révèle.
Anne Durand s’adressera à nous depuis ce lieu incertain, mouvant, lointain, du double exil d’Anna Seghers. Exil physique, réel, concret au Mexique et exil intérieur de l’écrivain. Isolement de la convalescente et esseulement de la militante dans un territoire inconnu. Autant de frontières incertaines et brûlantes qui rappellent les déchirements d’une Europe en flammes.
Anna Seghers – biographie
Née le 19 novembre 1900, Anna Seghers est l’unique enfant du marchand d’art Isidor Reiling et de sa femme Hedwig. Elle fréquente d’abord une école privée, puis le lycée de jeunes filles. Durant la première guerre mondiale, elle sert au service des armées. En 1920 elle réussit le baccalauréat. Ensuite elle étudie à Cologne et Heidelberg l’histoire, l’histoire de l’art et la sinologie. En 1924 elle obtient son doctorat à l’université de Heidelberg avec une thèse sur « Juifs et judéité dans l’œuvre de Rembrandt ».
En 1925 elle épouse le sociologue hongrois László Radványi. Ils ont deux enfants. Le couple déménage à Berlin, où naît en 1926 leur fils Peter. Une de ses premières publications, le récit « Grubetsch » parait en 1927 sous le pseudonyme de Seghers qu’elle a choisi par admiration pour les œuvres du peintre et graveur néerlandais Hercules Seghers.
En 1928 naît sa fille Ruth. Cette même année parait aussi son premier livre sous le pseudonyme d’Anna Seghers « L’Insurrection des pêcheurs de St-Barbara » (« Aufstand der Fischer von St. Barbara ») qui sera adapté au théâtre par Heiner Müller dans les années 70. Sur proposition de Hans Henny Jahnn, ce premier roman est couronné par le prix Kleist. Il est porté à l’écran, en 1934, par le dramaturge Erwin Piscator. Également en 1928, elle rejoint le Parti communiste allemand et l’année suivante, elle est membre fondatrice de l’Union des écrivains prolétaires révolutionnaires. Après la prise de pouvoir par les Nazis, Anna Seghers est arrêtée par la Gestapo, puis relâchée, ses livres sont interdits en Allemagne et brûlés. Elle fuit en Suisse et de là rejoint Paris.
En exil elle collabore aux journaux d’émigrés allemands. En 1935, elle est une des fondatrices de l’Union de défense des écrivains allemands à Paris. Après le commencement de la Seconde Guerre mondiale et l’entrée des troupes allemandes dans Paris, le mari de Seghers est interné dans le sud de la France au camp du Vernet. Anna Seghers réussit à fuir avec ses deux enfants du Paris occupé vers la zone sud administrée par Pétain. À Marseille, elle se préoccupe de la libération de son mari et des possibilités de fuir à l’étranger. Cette époque forme la trame du roman « Transit » (paru en 1944 et porté à l’écran en 1991 par René Allio).
En mars 1941, Anna Seghers et sa famille réussissent à rallier Mexico via la Martinique, New York et Veracruz. Anna Seghers fonde le club antifasciste Heinrich-Heine dont elle est présidente. Avec Ludwig Renn, elle lance le mouvement Allemagne libre ainsi que le journal du même nom. En 1942 paraît son roman qui reste probablement le plus célèbre « La septième croix » qui décrit l’horreur des camps hitlériens d’avant-guerre.
En juin 1943 Anna Seghers est gravement blessée lors d’un accident de la circulation et est obligée de faire un long séjour à l’hôpital. En 1944 Fred Zinnemann met « Das siebte Kreuz » en images. Les succès du livre et du film rendent Anna Seghers célèbre dans le monde entier.
De retour à Berlin-ouest en 1947, elle est membre du Parti socialiste unifié allemand et remporte le Prix Büchner. En 1950 elle déménage à Berlin-est, devient membre du Conseil mondial de la paix et est membre fondatrice de l’Académie allemande des arts. En 1951 elle reçoit le prix national de la République Démocratique Allemande et entreprend un voyage en République populaire de Chine. En 1952 elle est élue présidente de l’Union des écrivains de la RDA et le reste jusqu’en 1978.
Anna Seghers meurt le 1er juin 1983. Un décret organise son enterrement à l’Académie des arts dans le cimetière Dorotheenstädtischer Friedhof à Berlin.